Matthieu Poirot
Une organisation doit souvent faire face à des situations de souffrance au travail. Les catastrophes naturelles, humaines, les tragédies personnelles et les stresseurs professionnels sont quelques-unes des situations touchant l’entreprise (Frost, 2003). Face à celles-ci, l’organisation peut apporter un certain nombre de réponses. Traditionnellement, il est postulé que celles-ci seront négatives.
“Scholars not only have focused on
the negative, but also have portrayed these maladaptative processes as
determinic, assuming that organization and their members under adversity
naturally respond rigidly” (Sutcliffe et Vogus, 2003, p.94)
Pourtant, l’organisation sait également
répondre de manière positive. Elle peut par exemple, coordonner un
ensemble d’efforts dans l’optique de préserver ses collaborateurs.
Gitten et coll (2006) ont comparé les réponses organisationnelles
fournies par plusieurs compagnies aériennes face au 9 septembre 2001.
Ils en concluent que la qualité adaptative dépend du capital relationnel
et financier de l’entreprise. Tandis que les premières recherches ont
suggéré que cette réponse pouvait être expliquée par les routines (Zollo
et Winter, 2002) et les valeurs (Bansal, 2003), il manque une
connaissance intime du processus permettant une coordination de cette
réponse adaptative. Par exemple comment se fait-il que face à la
souffrance et l’inattendue une réaction émerge chez certaines
organisations et pas d’autres ? Par ailleurs, comment qualifier et
apprécier l’efficacité d’un tel processus ?
C’est à ces questions que s’intéresse le
courant de la Recherche Organisationnelle Positive (Positive
Organizational Scholarship). La ROP se centre sur l’étude des conditions
organisationnelles favorables à l’épanouissement, au développement et à
l’accomplissement professionnel des individus au travail. L’objectif
est de déterminer les moteurs (les process, les capacités, les
structures,…), les motivations (valeurs, échange social, capital social)
et les résultats (résilience, vitalité, haute qualité relationnelle,
développement) associés aux phénomènes organisationnels positifs. Dans
le cadre précis de cet article nous avons utilisé le concept de
résilience, concept suffisamment intégratif pour étudier les mécanismes
et éléments permettant à l’organisation et ses membres de faire face à
l’adversité. L’objectif de cette recherche est de fournir des premiers
éléments d’analyse sur la manière dont l’organisation peut “produire du
positif” en situation de souffrance.
Le concept de résilience individuelle
L’auteur « historique » de ce concept
s’appelle Rutter (1985,1994). On peut définir la résilience comme la
capacité des individus placés dans des circonstances défavorables de «
s’en sortir» et de mener malgré tout une existence satisfaisante
(Michaud, 1999). Ce concept est issu des observations de Werner (1992,
étude publiée très tard) menées dans les années quatre-vingt auprès
d’une cohorte d’enfants de l’île de Kauai. Cet auteur a observé que
certains enfants vivant des situations de stress chronique étaient
parvenus à mener une existence adulte équilibrée et riche de sens
(meaningful). A la même époque, Pines (1979) observe que certains
enfants avaient non seulement survécu à des événements aversifs et
parfois dramatiques, mais qu’ils s’en sortaient mieux que les autres
enfants. En fait ces enfants étaient capables de développer dans
diverses situations des stratégies d’ajustement adéquates. La notion de
stratégie d’ajustement est ici très proche de celle de
coping (faire face) développées par Lazarus et Folkman, (1984). La principale caractéristique du concept de résilience concerne la définition de la situation d’adversité[1]. Face à celle-cil’individu va soit se confronter soit éviter la situation, l’ajustement du mode de réaction à la situation déterminant l’activation d’un Stress-Post Traumatique (SPT) ou d’un Trouble Anxieux et/ou Dépressif( TA et TD) (Bonanno et coll, 2006, Seligman, Schulman et DeRubeis, 1999).
coping (faire face) développées par Lazarus et Folkman, (1984). La principale caractéristique du concept de résilience concerne la définition de la situation d’adversité[1]. Face à celle-cil’individu va soit se confronter soit éviter la situation, l’ajustement du mode de réaction à la situation déterminant l’activation d’un Stress-Post Traumatique (SPT) ou d’un Trouble Anxieux et/ou Dépressif( TA et TD) (Bonanno et coll, 2006, Seligman, Schulman et DeRubeis, 1999).
Rutter, pédopsychiatre a étudié les
facteurs contenus dans la résilience (Rutter, 1985). Ces travaux
concluent que la résilience n’est pas un trait mais un résultat
adaptatif[2].
Celui-ci survient à travers un processus où sont en jeu des
caractéristiques personnelles et environnementales. La résilience dépend
en grande partie de l’évaluation que se fait l’individu de la
situation, celle-ci reliant les différentes caractéristiques par
causalité circulaire. L’adaptation est élaborée en fonction des
capacités de l’individu (résolution de problèmes), de sa personnalité
(confiance en soi, estime de soi, traits émotionnels) mais aussi des
expériences antérieures positives (réussite, succès). Cette évaluation
s’étaye sur un lien affectif établi avec d’autres personnes. Ce lien
peut être contextuel ou dispositionnel (par exemple, l’intériorisation
du lien avec la mère).
Enfin, le mode de coping va également
dépendre de l’évaluation cognitive effectuée par l’individu. Le modèle
transactionnel du stress (Lazarus, 1975; Lazarus et Folkman, 1984a)
aborde l’intensité d’une situation d’adversité comme le produit entre la
réalité objective et la perception qu’en a l’individu. Cette perception
est déterminée par l’écart entre une évaluation primaire et une
évaluation secondaire (Lazarus et Folkman, 1984; Sarafino, 1994). «
L’évaluation primaire » permet à l’individu, à travers un stress perçu,
d’identifier une situation stressante et d’en évaluer les
caractéristiques (gravité, risque, ambiguïté, …). Après avoir effectué
cette première évaluation, l’individu va effectuer une « évaluation
secondaire » lui permettant de déterminer ses ressources pour faire face
à la situation (contrôle, ressources sociales). C’est cette double
évaluation qui va orienter la réponse fournie par l’individu face à la
situation d’adversité.
Figure 1 : synthèse du système de résilience
Pourquoi étudier la résilience individuelle d’un point de vue organisationnel ?
Le fait que la résilience soit le
résultat d’un processus suppose d’étudier également les caractéristiques
environnementales favorables à son émergence. Quel est le contexte
organisationnel qui favorisera l’adaptation individuelle face à un
contexte d’adversité ? Comme le rappelle Seligman, et Csikszentmihyi
(2000), la psychologie positive d’un individu doit être étudiée dans son
encastrement institutionnel. De part l’historique psychologique du
concept de résilience, les travaux portent principalement sur les
facteurs individuels. Le fait de rapporter le phénomène à l’individu
augmente le risque de minimiser la marge de manœuvre environnementale.
De plus, la position individualisée de cette vision tend à présenter la
résilience comme un phénomène d’exception lié à des hommes d’exception
(par exemple, le concept d’ego-resiliency). Au contraire, un
rééquilibrage théorique en faveur du contexte organisationnel permet
d’en chercher les leviers de gestion.
Comprendre ce qui favorise la résilience
devient urgent dans un contexte mondial d’hypercompétition, de
complexité, de crises et de changement constant. Dans ce type
d’environnement chaque individu est limité dans ses capacités à
anticiper et s’adapter à la demande et aux événements organisationnels
(Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 1999). Or, la capacité adaptative de
l’organisation passe principalement par la capacité adaptative de ses
collaborateurs. Favoriser la résilience est fondamental pour permettre
aux individus de faire face au contexte actuel des organisations.
Dans le cadre d’une approche équilibrée,
Stucliffe et Vogus, (2003) définissent la résilience comme un résultat
adaptatif positif issu de l’activation de ressources latentes
(organisationnelles et individuelles) face une situation extrême et ou
exténuante. L’objectif de la présente recherche est d’appréhender le
mécanisme complexe et dynamique favorisant l’activation de ces
ressources en centrant notre approche sur les ressources
organisationnelles.
L’organisant de la résilience individuelle
La question de l’organisant[3]
est centrale pour comprendre le processus d’activation des ressources
latentes (Weick, 1979). Cette notion désigne une organisation en action
appréhendée telle qu’elle est vécue par les acteurs. Une focalisation
sur l’organisant permet d’aborder l’organisation comme un processus
dynamique (Heath et Sitkin, 2001). Ce type d’étude conduit le chercheur à
observer comment les structures et les actions s’interpénètrent pour
amener l’organisation à des résultats tels que l’innovation, la
créativité, l’apprentissage, la reliance et l’adaptation (par exemple,
Tushman et Romanelli, 1985; Weick et Roberts, 1993 ; Huy, 2002 ;
Orlikowski, 2002).
Pour pouvoir comprendre ce qui favorise
la résilience individuelle, il est essentiel de comprendre «
l’organisation telle qu’elle se fait ». Il est courant que ces
recherches se focalisent sur le travail normal et continu de
l’organisation. Un travail sur la résilience permet de réorienter ce
type d’étude sur des réponses nécessitant une forte capacité collective
de gestion des émotions face à un contexte d’adversité.
La recherche en stratégie (Eisenhardt et
Martin, 2000, Zollo et Winter, 2002) et les théoriciens de
l’organisation expliquent que l’organisation engendre des capacités à
agir de manière compétente dans une situation ou un domaine particulier.
Souvent la recherche examine le rôle facilitant des routines et de la
connaissance dans l’effectivité d’une organisation. L’émotion est alors
absente du débat. De plus, la recherche se focalise sur la règle plutôt
que sur l’exception limitant la compréhension des propriétés
organisationnelles d’improvisation. L’objectif de cette recherche est de
comprendre le processus conduisant l’organisation à élaborer une
réponse adaptée à l’adversité. Ce processus est défini comme
l’organisant de la résilience individuelle.
Les ressources latentes de l’organisant
Pour définir les ressources latentes de
ce processus, nous aborderons trois domaines théoriques : la
structuration, l’émotion et le leadership. Il est important de pouvoir
circonscrire ce que pourraient être les ressources latentes à la
résilience car comme le stipule la théorie des ressources (Wernerfelt,
1984, Barney, 1991), l’entreprise possède un avantage compétitif
lorsqu’elle possède des ressources peu imitables ou substituables.
Cette recherche s’appuie premièrement
sur la théorie de la structuration (Giddens, 1979). Dans cette
perspective nous considérons que la propriété structurelle d’une
organisation est matérialisée par les conditions et les résultats
d’actions produites par ses agents. Il n’est donc pas possible de
séparer structure et action, les deux étant interreliées. Par ailleurs,
la structure permet de développer des compétences et des échanges mais
en même temps entraîne des limites dans l’action humaine. Tout résultat
organisationnel est donc à la fois rendu possible mais aussi limité par
la structure. Nous postulons que la résilience en tant que résultat ne
fait pas exception à la règle.
Une étude sur la résilience nécessite
une reconnaissance forte du rôle joué par l’émotion dans les
organisations. Jusqu’a récemment, les émotions ont été peu étudiées dans
la littérature organisationnelle (Fineman, 1993, Rafaeli et Worline,
2001). En fait, Webber (1946) et avant lui Taylor (1911) ont depuis
longtemps mis à jour le désir de contrôle qu’ont les organisations sur
les émotions (Mumby et Putman, 1992). Celles-ci sont pourtant une
ressource vitale au processus de résilience car elles sont une force
indispensable dans l’activation d’un processus collectif
organisé (Ashkanasy, Hertel, et Zerbe, 2000). Par exemple, un auteur
comme Huy (1999, 2002) insiste sur le rôle joué par la capacité
émotionnelle dans l’efficience d’une organisation. Nous postulons que
l’émotion est indispensable au processus d’activation mais aussi de
structuration de la résilience.
La troisième théorie convoquée concerne
le leadership. Comme l’on souligné Weick (1993) et Schein (2004), le
sens de l’action va dépendre de l’influence du leader sur la
représentation de ses collaborateurs. Par exemple Schein (2004) insiste
sur le fait que le leader est un créateur de culture organisationnelle
en imposant ses valeurs aux membres du groupe qu’il dirige. C’est cette
culture qui deviendra la “pierre angulaire” des comportements adoptés
par les collaborateurs. Nous postulons que le leadership est l’une des
ressources pouvant interagir avec les caractéristiques d’un contexte
nécessitant l’activation coordonnée d’éléments favorables à la
résilience.
Figure 2 : Eléments d’analyse
Méthode
Nous avons construit notre modèle de
recherche à travers une étude de cas approfondie. Ce type de recherche
nous permet d’être cohérant avec la construction d’une théorie de
terrain issue d’un processus de maturation (Yin, 1994). Le cas présenté
est issu d’une mission d’enquête évaluative commandée suite à une
conférence dans la région, deux mois auparavant. L’étude de cas offre un
certain nombre d’avantages. Elle permet d’étudier en profondeur le
contexte d’émergence d’un phénomène organisationnel. S’il est difficile
de généraliser les résultats, la nature extrême du cas présenté peut
permettre d’en saisir plus rapidement les limites (Eiseinhardt, 1989a).
Les théories de la structuration, des
émotions et du leadership servent de cadre conceptuel initial et font
l’objet d’un approfondissement sous forme de propositions exploratoires
après la présentation empirique. Ces différentes propositions sont
modélisées en fin d’article afin de représenter l’aspect dynamique du
phénomène.
Le recueil des données s’effectue
principalement par la réalisation d’entretiens ouverts ainsi que par des
observations effectuées lors de nos visites du site. L’ensemble des
collaborateurs concernés par le périmètre de l’étude ont fait l’objet
d’un entretien pour un total de 275H. Ils étaient réalisés à deux
chercheurs afin d’assurer une prise de note optimale et de minimiser le
risque d’autoréférence. L’étude fut conduite sur trois mois et a fait
l’objet d’une restitution avec la direction et les collaborateurs
concernés. Leur relecture a permis un réajustement du cas. Notre
présence sur le terrain a été interrompue lorsque nous avons considéré
être arrivé à saturation théorique
Nous avons commencé l’étude du cas par
une analyse temporelle d’événements critiques que nous avons par la
suite interprété à travers une série de propositions, issues de notre
modèle théorique initial (structure, émotion, leadership). Notre analyse
se situe dans les approches II et III des catégories proposées par Van
de Ven et Poole (2005). Cette analyse est reportée sous forme d’un
processus narratif suivant les indications de Pentland (1999) repris par
Van de Ven et Poole (2005).
“ As we move from surface observation
toward a process theory, we move from description to explanation.
Explanation requires a story, and stories can be understood as process
theories.” (p.1386)
- 1. Identification des événements critiques
- 2. Interprétation
- a. Structure
- b. Emotion
- c. Leadership
- 3. Discussion des résultats
Cette procédure est avant tout
compréhensive et ne saurait être considérée comme totalement
objective.Vingt personnes ont été vues pour ce cas, dont le directeur de
site et le manager d’équipe. Les vingt personnes sont des hommes et
sont en moyenne âgés de 36 ans.
Résultats
Cette étude fait suite à une demande du
CHSCT d’une entité régionale. L’étude concerne un groupe d’ouvriers dont
l’un a perdu un bras en opération il y a 2 ans. Le CHSCT a demandé « d’entreprendre
une démarche spécifique sur le GRPS Chef de Groupe (groupe concerné)
pour crever les différents abcès qui subsistent et rétablir la sérénité.
L’intervention d’un tiers (interne à l’entreprise ou extérieur) nous
paraît souhaitable ».
Déroulé de l’événement extrême
En mars 2002, Pierre, ouvrier, opère sur
un poste source de haute tension. Il est 10H30 lorsque le courant
commence à l’envahir le laissant littéralement « cloué sur place ». Son
collègue, Philippe saisit immédiatement la situation et pousse Pierre
grâce à une perche de travail. Celui-ci retombe sur le sol, inanimé. Une
demi-heure plus tard Pierre est déposé par ambulance à l’hôpital. Il
est alors dans le coma. Les médecins sont inquiets quant à ses chances
de survie mais finalement sont état se stabilise et il finit par se
réveiller. Un bilan approfondi montre que la lésion principale concerne
son bras droit. Celui-ci est trop abimé pour pouvoir resservir un jour.
Il est 17H et Pierre doit réapprendre à vivre avec son seul bras gauche.
L’équipe au complet est venue le voir pour le soutenir. Il y a beaucoup
de tristesse mais chacun essaye de faire bonne figure.
Pendant 4 mois, Pierre va rester en
situation médicale de rééducation. Il souffre par ailleurs d’un syndrome
du bras fantôme, son bras ayant été amputé. Suite à ce séjour
médicalisé, Pierre reste encore trois mois en arrêt maladie avant de
réintégrer son équipe. Sept mois ont passé et la direction des
ressources humaines et le manager ont transformé son poste opérationnel
en poste administratif au sein de la même équipe. Par ailleurs la
plupart des membres de la direction régionale sont maintenant au courant
de ce qui est arrivé à Pierre, une caisse spéciale a été créée par
le manager d’équipe pour collecter de l’argent. 1 500€ sont ainsi
collectés et un voyage en groupe est organisé pour Pierre. Le médecin du
travail considère que Pierre n’a pas de symptôme posttraumatique ni de
trouble anxieux dépressif. En novembre 2003, il est autorisé à reprendre
le travail malgré quelques réminiscences du bras fantôme. Il va
dorénavant pouvoir se consacrer à sa nouvelle tache.
Deux ans après cet événement, la
situation est stabilisée pour Pierre mais celui-ci demeure fragile
psychologiquement, notamment depuis une dégradation importante de
l’ambiance dans l’équipe. Il est en arrêt maladie. Lors d’un entretien
préalable à l’étude, Pierre évoque un malaise. Depuis plus d’un an,
c’est progressivement mis en place de véritables « clans » au sein de
l’équipe. C’est à cette étape que nous sommes sollicités pour l’étude.
Un fonctionnement d’entité de nature exténuante
L’entité régionale dans laquelle
s’inscrit cette étude est, entre autre, en charge de la qualité des
réseaux permettant la circulation de l’électricité. Dans le jargon de
l’entreprise, ce service correspond à la qualité de l’exploitation des
postes sources. Cette mission est réalisée par plusieurs équipes
(nommées « bases ») effectuant cette tâche. Pour cette région, il existe
trois bases, correspondant chacune plus ou moins à un département.
L’intervention concerne la base d’Orléans.
Traditionnellement, les agents de ces
bases sont en charge uniquement de la vérification et de l’intervention
sur les postes sources afin d’en assurer un fonctionnement optimal. Dans
l’optique d’une restructuration visant à « l’efficience du système »,
c’est à dire à diminuer le coût d’exploitation, il a été décidé, au
niveau de la direction nationale, que dorénavant les agents feraient
aussi le suivi administratif des clients passant par ces postes sources.
Ce type de tâche nécessite naturellement des compétences (notamment
l’utilisation de l’informatique) que les « anciens » ne possèdent pas.
Or, cet état de fait inverse une hiérarchie implicite depuis longtemps
installée : les anciens ont le savoir et les « jeunes »
doivent les suivre pour apprendre le
métier par « frottement » (expression utilisée régulièrement par le
management de l’entreprise). Avec le changement de tâche, ce sont les
jeunes qui deviennent sur une partie du travail, plus compétents que les
anciens. L’administration RH le reconnaît de manière explicite puisque
les jeunes sont bien souvent mieux ou aussi bien payés que les anciens.
L’explication officielle est que ces jeunes possèdent un DUT ou un IUT
alors que le niveau scolaire des anciens est bien souvent le BEP
électricité. Le changement de tâche est responsable d’un véritable
changement de la structure sociale de l’entreprise, pour le métier
d’agent d’exploitation source.
Les agents travaillent de 8H à 17H et
sont soumis àde nombreux déplacements dans les environs d’Orléans. Le
travail de part sa dangerosité ne s’effectue jamais seul. Le chef de
base et le contremaitre constituent chaque matin des équipes chargées de
tel ou tel poste source. Les anciens sont bien souvent les seuls à
pouvoir travailler sur certains postes sources car ils en
connaissent l’historique technique. Chaque équipe comporte donc un ou
deux anciens. Suivant l’activité, deux anciens sont nécessaires dans le
travail, notamment sur des postes sources délicats de manipulation.
Le système hiérarchique est très
respecté dans l’équipe. Le chef de groupe n’a ainsi jamais été sur le
terrain. Seul le chef de base et le contremaitre effectuent des visites
régulières pour vérifier le travail. Les contacts entre le chef de
groupe et ses collaborateurs sont ainsi réduits au minimum. Ils
consistent principalement en l’organisation de réunions à une fréquence
de plus ou moins une fois toutes les deux semaines. Auparavant, les
agents ne possédaient pas de salle pour rester dans les locaux de
l’entité régionale, à part un coin pour la « popote ». Le point de
rencontre entre le management et l’équipe est principalement le parking
des véhicules de service, ou la salle de « popote ».
L’équipe possède deux caractéristiques
particulières. Un nombre important d’opérateurs travaillent ensemble
depuis 15 ans et de manière entièrement autonome. Historiquement, les
opérateurs n’ont pas l’habitude d’être dirigés par un manager. Le
management étant absent, des leaders ont émergé hors hiérarchie. Les
personnes les plus anciennes de l’équipe ont lié au cours des premières
années des liens d’amitié très importants. Il arrivait ainsi qu’ils
partent régulièrement en vacances ensemble, avec leurs familles. Au fur
et à mesure des années, cette amitié semble s’être déliée
particulièrement à la suite d’évolutions salariales inégales[4].
Depuis cette période les anciens semblent se livrer une guerre
implicite. Il existe de la sorte, un avant et un après dans l’histoire
de l’équipe. Les anciens semblent nostalgiques de cette période. A titre
d’exemple, voici quelques verbatim d’anciens :
« On ne peut pas enlever l’histoire, il y a des efforts à faire mais chacun reste sur ses positions »
« Avant, l’équipe était soudée et super performante. »
« on se voyait en dehors du travail »
Certains ont connu cette période mais
d’autres non,alors même qu’elle continue d’avoir un impact important sur
le fonctionnement actuel de l’équipe. Finalement, cela crée deux
sous-groupes à l’intérieur de l’équipe : Il y a « ceux qui y étaient et
ceux qui n’y étaient pas. ». Le présent est le reflet de ce passé alors
même que ceux qui n’y étaient pas, ne savent pas pourquoi ni comment on
en est arrivé là. Il est par ailleurs intéressant de noter que ces
personnes ne se sentent pas autorisées de poser des questions sur cette
période. Ce sujet semble bel et bien tabou
Le rôle de l’émotion dans l’équipe
Le groupe fonctionne majoritairement sur
un mode affectif. Il existe par exemple un réel attachement de tous les
agents à une certaine idée de l’entreprise et au métier. Une partie du
groupe est aussi attachée au passé du groupe, en particulier aux
rancœurs laissées par la perception de trahisons. Des sousgroupes se
sont ainsi constitués autour de deux anciens, initialement le couple
structurant du groupe. Ces sous-groupes fonctionnent comme des clans et
chaque « jeune » de part sa dépendance à la technique des anciens doit
s’associer à l’un ou l’autre. Cette obligation n’est d’ailleurs pas
forcément consciente (« On ne sait pas toujours au nom de quoi il y a
des clans mais on n’ose pas faire autrement », un agent, 1 an
d’ancienneté dans l’équipe). Nous retrouvons là un phénomène typique de
double contrainte.
Il résulte de cette situation un stress
relationnel important. Les agents sont dans l’obligation de prendre en
compte les susceptibilités de chacun des clans s’ils ne veulent pas se
trouver isolés. La crainte de l’isolement est fortement présente (ce
thème de l’isolement est cité 47 fois dans les entretiens). Beaucoup
d’agents souhaitent, en particulier les plus jeunes, partir de l’équipe,
voire changer de métier (« On est beaucoup à avoir envie de partir »,
un agent, 2 ans d’ancienneté dans l’équipe). En fait, la situation est
difficile à vivre au quotidien (« Je vis avec ça au quotidien, c’est
très pénible », un agent 8 ans d’ancienneté dans l’équipe). Ce sentiment
est lié à un sentiment d’injustice, puisque la plupart des agents n’ont
pas l’impression d’être à l’origine de cette situation (« l’équipe est
gérée par les humeurs de quelques uns », un agent, 1 an d’ancienneté).
Les autres équipes ont par ailleurs marginalisé cette équipe, jugée trop
complexe à fréquenter (« le service est centré sur son nombril », un
agent, 6 ans d’ancienneté).
Face à cette situation le management
n’est pas perçu comme capable de donner un cap, de gérer le conflit («
pour améliorer la situation, on a besoin d’un vrai management », un
agent, 11 ans d’ancienneté, « on n’a pas de capitaine », un agent, 6 ans
d’ancienneté).
Il résulte de cette situation un manque
de dynamique de groupe, pourtant si importante. En effet, l’équipe
s’occupe principalement de l’entretien de postes sources de haute
tension, nécessitant un travail collectif important : à chaque fois
qu’un agent travaille sur un poste source, un autre agent doit veiller à
sa sécurité. Dans ces conditions la confiance dans ses collègues est
primordiale. Plusieurs agents nous ont confirmé que malgré les
différends dans l’équipe tout le monde faisait preuve de sérieux vis à
vis de la sécurité. Le risque semble plus perçu que réel, mais peu avoir
une influence sur le niveau de stress des agents (« on sait bien que le
collègue va quand même faire attention, mais on se pose quand même la
question », un agent 13 ans d’ancienneté ; « Il faut quand même faire
gaffe avec qui on va travailler, je veux dire en terme de sécurité », un
agent, 6 ans d’ancienneté). Il est intéressant de remarquer que
l’accident de Pierre est survenu au moment précis de tensions
importantes entre anciens. Comme l’accident n’a pas pu être discuté, il
semble que les membres de l’équipe aient créé un lien entre l’accident
et les tensions de groupe, et qu’il en résulte une forte culpabilité. A
l’époque de l’accident, rien n’a été fait pour soutenir cette équipe et
le travail a repris comme si de rien n’était. En conséquence, cette
représentation implicite liant accident et dynamique de groupe n’a
jamais été suffisamment explicite pour qu’une prise de recul soit
possible.
Une actualité chargée
Au poids du passé, source de stress
relationnel et d’inquiétude, vient s’ajouter une actualité chargée : un
changement environnemental important (ouverture du marché principal à la
concurrence), fait changer l’entreprise de manière importante et
rapide. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’entreprise a décidé
de faire évoluer le métier des agents de base, en particulier pour
diminuer les frais administratifs. Pour rappel, les agents sont, en plus
de leur mission initiale de maintien des postes sources, chargés du
suivi administratif des clients-utilisateurs (consommation, rapports
d’incidents,…). Cette compétence est perçue par les anciens comme une «
diminution du prestige du métier » (un agent 21 ans d’ancienneté dans
l’entreprise dont 18 dans l’équipe) et comme une préparation à la «
privatisation » de l’entreprise.
Les procédures, le fonctionnement
général de l’entreprise, se modifient très rapidement, ce qui, comme
dans toute organisation, entraine un sentiment d’inquiétude sur l’avenir
(« à un moment c’était toutes les semaines qu’il fallait changer et en
faire plus. Depuis 2 ou 3 mois ça se calme », un agent, 8 ans
d’ancienneté). Les nouveaux se posent notamment la question de rester
dan l’entreprise. Ils y étaient entrés afin de bénéficier d’une
prestation sociale importante et d’un emploi à vie, en dépit d’un
salaire moindre par rapport aux sociétés privées concurrentes. Ils ont
maintenant l’impression que ces avantages vont disparaître et avec
l’ambiance qui règne dans l’équipe, ils se demandent s’il est toujours
pertinent de demeurer dans cette entreprise : pourquoi tolérer ces
tensions s’il n’y a plus d’avantages matériels à rester ? (« moi, quand
je suis rentré dans l’entreprise je savais pourquoi ? Maintenant, je me
pose la question », un agent 2 ans d’ancienneté). L’ensemble des ces
problématiques a affaibli la capacité de l’équipe à travailler ensemble,
provoquant pour Pierre un affaiblissement de la solidarité
organisationnelle l’ayant permis de surmonter son handicap. Cette
situation est exténuante dans le sens où l’adversité provient d’une
accumulation de tensions (fréquence). Dans ce cas, nous retrouvons une
situation d’adversité extrême (l’accident de Pierre) pour laquelle
l’entreprise a favorisé la résilience (réhabilitation de Pierre) puis
une situation d’adversité exténuante (tensions) favorisant la
démotivation et la dépression.
1. Accident de Pierre | Situation d’adversité de nature extrême |
2. Réhabilitation de Pierre | Coordination de l’organisation et de ses membres pour soutenir Pierre. Il reçoit de l’aide morale mais également matérielle. |
3. Malaise de Pierre et dépression | Changement dans la structure RH ayant conduit à un affaiblissement du soutien d’équipe, déjà fragilisé par des conflits internes et un management de proximité inexistant. |
4. Demande d’enquête | Constat par l’entreprise d’une problématique de changement que nous requalifions de situation d’adversité exténuante. |
Tableau 1: Événements critiques et leurs signification
Discution des résultats
Structuration
Nous allons essayer d’analyser le
processus ayant conduit dans le temps aux résultats passés et actuels.
Notre modèle théorique postule l’importance de la structure sociale dans
l’activation de la résilience individuelle. Cette structure est
caractérisée par une architecture sociale matérialisée par des routines
et des valeurs communes. Ce sont ces ingrédients qui permettent aux
individus de devenir acteur (Giddens, 1979 ; Yates et Orlikowski, 1992).
C’est à partir de cette architecture sociale que l’action devient
possible.Dans le cas précis, nous avons observé que les routines et les
valeurs communes ont fortement changée au cours du temps.
Nous postulons que les valeurs sont
centrales dans cette architecture sociale; aussi allons-nous y attacher
une analyse particulière. Comme le signale Swidler (1986), ce sont les
valeurs qui guident la stratégie d’action de l’entreprise. La solidarité
est la valeur la plus fréquemment citée et mise en avant d’un point de
vue institutionnel. La réaction face au drame vécu par Pierre montre que
cette valeur est indubitablement partagée par les membres de
l’organisation. Il existe une deuxième valeur tout aussi partagée mais
moins affichée d’un point de vue institutionnel. Cette valeur est la
discrétion. Nombre d’individus dans l’entreprise partagent l’idée selon
laquelle il est inopportun de dire ouvertement les choses, surtout
lorsque cela concerne un aspect négatif. Cette valeur explique fortement
la difficulté du groupe à pouvoir aborder le malaise actuel. Poussée à
l’extrême, cette valeur peut donc conduire un groupe dans l’impasse.
Cette valeur serait l’indice d’un modèle bureaucratique longtemps
dominant dans l’entreprise. Selon Argyris et Schon (1995), ce modèle
correspond à quatre points :
- 1. L’objectif est de défendre l’acteur ou une catégorie supra individuelle telle que le groupe ou le département
- 2. Le test d’une hypothèse se fait sur une base d’autoréférence empêchant l’autocritique
- 3. La transparence est évitée pour ne blesser personne. Pour ne pas être déçus par euxmêmes, les individus ont tendance à mettre en place des stratégies de couverture en rendant les choses indiscutables et en faisant en sorte que « l’indiscutabilité » soit indiscutable.
Proposition 1a : la solidarité est une valeur ayantfacilité le soutien social de l’entreprise lors de l’accident de Pierre
Proposition 1b : la discrétion est une valeur ayantdéfavorisé la résolution des conflits dans l’équipe de Pierre
Les routines jouent également un rôle
important dans la structuration sociale. Elles sont issues d’un script
pouvant être mis en route à partir d’un effort minimal. Elles sont au
centre des capacités développées par l’organisation (Nelson et Winter,
1982). Dans le cas précis, les membres de l’organisation ont l’habitude
de mettre en place des systèmes d’aides. C’est également le cas pour la
direction des ressources humaines. Celle-ci est capable de mettre
rapidement en place des systèmes d’aides comme le changement de poste de
Pierre. Par contre, les routines peuvent devenir « piégeantes » en
période de changement et entraîner chez les plus anciens une résistance
pouvant freiner l’intégration des collaborateurs les plus récents.
Pierre, parce qu’il a changé de poste, n’a pas à défendre d’anciennes
routines mais se retrouve en observateur désabusé de cette « guerre des
routines ».
Proposition 2a : les routines d’aide ont facilité le travail de soutien de Pierre après l’accident
Proposition 2b : les routines de travail ont divisé l’équipe entre les anciens et les nouveaux
Émotions
L’activation de comportements est
conditionnée par l’émotion (Damasio, 1994). Celle-ci est définie comme
une réponse psychobiologique organisée et répondant à un système
physiologique, cognitif et motivationnel (Salovay et Mayer, 1990). Elle
est reconnue comme une réponse préparant à l’action, ce qui la
différencie de l’humeur, du sentiment, et des affects (Ekman et
Davidson, 1994). Depuis le retour de cette perspective dans le champ de
l’organisation, plusieurs chercheurs ont tenté de catégoriser ce courant
de recherche (par exemple Sturdy, 2003 ; Domagalski, 1999). Il se
dégage un axe implicite autour d’une approche sociologique et une
approche psychologique. Nous pensons que les deux courants se complètent
si l’on considère que l’émotion répond à un contexte organisationnel.
De part sa définition, l’émotion est liée à une cause identifiable ou un
objet. Si elle est souvent de courte durée, elle est également plus
intense et focalisée (Frijda, 1994). L’un des contextes qui peut le plus
facilement provoquer des émotions est celui du changement. Par
ailleurs, l’émotion est un phénomène contagieux qui se véhicule à
travers un groupe (Gump et Kuclick, 1997). L’émotion est donc un
phénomène individuel, psychobiologique répondant à un contexte
socio-organisationnel.
Dans ce cas précis, nous postulons que
les individus sont favorables à une action collective positive lorsque
leur système émotionnel est stable et positif (Nguyen Huy, 2002).
L’émotion est alors considérée comme un facteur favorable à la
résilience. Au contraire, un changement important qui serait perçu
négativement par le groupe de référence d’un individu va limiter sa
capacité à mettre en place une action collective positive.
Dans un contexte de stabilité et de
cohésion de groupe, la réponse émotionnelle face aux difficultés de
Pierre ont été la compassion, la tristesse, la peur ; ces émotions ayant
permis l’activation d’une réponse adaptée à la souffrance de Pierre. Au
fur et à mesure des changements survenus, la colère, les frustrations
et l’inquiétude ont dominé le groupe,
Proposition 3a : La stabilité de
l’équipe et de l’entreprise a permis l’activation d’émotions positives
facilitant le soutien de Pierre
Proposition 3b : Les changements ont permis l’activation d’émotions négatives favorisant les conflits internes dans l’équipe.
Ce phénomène étant amplifié par le fait
que les jeunes et les anciens ne partagent pas d’objectif commun. La
dégradation émotionnelle du groupe sera par ailleurs fonction du
caractère supraordonné[5]
que le contexte organisationnel engendre (Weick, 1993). Le soutien de
Pierre après son accident est un but supra-ordonné faisant suffisamment
sens pour être intégré comme tel par l’ensemble des acteurs. A la suite
des changements organisationnels nous avons observé que les anciens sont
attachés à l’entreprise et au métier, tandis que les jeunes sont plus
attachés à leurs carrières et au développement de leurs compétences. Ces
deux sous-groupes sont enclins à ressentir de l’agacement ou de
l’incompréhension l’un envers l’autre. Cet exemple démontre l’importance
de maintenir un but supra-ordonné pour favoriser l’avènement d’émotions
positives.
Proposition 4a : Aider Pierre après son accident est un but supra-ordonné ayant facilité l’apparition d’émotions positives.
Proposition 4b : L’existence de deux
buts supraordonnés après les changements organisationnels a facilité les
émotions négatives dans l’équipe de Pierre.
Leadership
La qualité de notre vie dépend en grande
partie de la qualité des relations que nous avons. L’amitié, l’amour,
la famille sont des éléments centraux de la vie. La qualité des
relations professionnelles peut également être incluse dans la liste, en
particulier la relation avec son manager. Une bonne relation avec son
manager favorisera l’épanouissement d’un individu au travail, tandis
qu’une relation dégradée entraînera de la souffrance pour le
collaborateur (Graen et Scandura, 1987). De manière générale, nombreux
sont les courants de recherche postulant l’importance des relations
professionnelles. Ces courants postulent que les bonnes relations au
travail sont sources de développement et d’enrichissement (Reis et
Gable, 2003), toutes choses indispensables à la résilience.
Il reste difficile de définir ce qu’est
une relation positive tant les théories sont nombreuses (Dutton,2003).
Une première difficulté est qu’une relation peut être définie comme une
expérience, un processus et un résultat. Il convient de relater la
relation dans son contexte afin de la définir de manière holistique. La
recherche qualitative convient donc fortement à ce type d’exigence.
Peuton tout de même définir un axe décisif de recherche ? La deuxième
difficulté est de définir précisément ce que suppose l’adjectif «
positif ». La confiance semble un élément central dans les recherches
sur les relations (Dutton et Heaphy, 2003). A ce titre la place du
manager est centrale car il est celui qui gère l’équité dans les
échanges. Nous centrons donc notre analyse sur le mode de leadership du
management.
La justice organisationnelle permet
d’établir ce qui influence cette confiance entre un manager et un
collaborateur. Plus particulièrement, notre analysese centre sur la
justice interactionnelle. L’idée de base est que les employés sont
sensibles aux procédures utilisées pour déterminer les rétributions mais
aussi à la manière dont ils sont traités par le décisionnaire de ces
rétributions (Bies et Moag, 1986). Dans ce sens, le comportement
relationnel du manager va faire l’objet d’une évaluation par les
collaborateurs.
Dans ce cas précis le manager de la base
a été à l’origine de la cagnotte organisée pour Pierre, ce qui lui a
permis de montre l’importance d’un salarié pour le management et
l’entreprise. Ce geste de considération a augmenté les ressources
relationnelles de l’équipe. Les recherches en Leadership
Transformationnel (Bass et Avolio, 1990a) font état de l’importance de
la considération dans le développement des collaborateurs.
A la suite des changements structurels
de l’équipe, son interaction avec les collaborateurs oscille entre le
laissez faire et un style très directif. L’équipe n’a pas l’impression
d’entretenir une relation de qualité avec son manager ce qui entraîne
inquiétude, frustration et permet l’émergence de sous-groupes. Ce
comportement de Laissez-faire est également décrit dans le modèle du
Leadership Transformationnel. Nous observons au final que le
comportement du manager favorise l’augmentation des ressources
relationnelles ou des contraintes relationnelles (les conflits par
exemple).
Proposition 5a : La considération du manager a favorisé le soutien de Pierre.
Proposition 5b : Le Laissez-faire du manager a favorisé l’apparition de tensions dans l’équipe de Pierre.
L’organisant
Une des questions est de savoir comment
l’organisation fait sens à ces différentes situations d’adversité ? Il
semble que dans le cas présent queseul l’événement extrême sollicite
l’activation d’une réponse organisationnelle positive. Comment expliquer
cette différence de réaction ? L’organisation telle qu’elle se fait se
construit àtravers des décisions mais également par rapport à la
signification que les événements prennent pour ses membres (sensemaking)
(Weick, 1993). Dans le caractère continu de la communication
organisationnelle (ongoing), la situation extrême semble suffisamment
signifiante et identifiée pour capter l’attention des individus et se
relier à des règles d’actions (script). Au contraire, une situation
exténuante de changement semble s’inscrire dans une perception plus
diffuse, ne permettant pas l’activation d’une vigilance collective
susceptible d’aider l’organisation à agir. Au contraire d’un
environnement “objectif”, la réalité de l’organisation est issue d’une
production sociale des membres de l’organisation à travers la sélection
des variations de l’environnement.
En fait, la situation de changement
organisationnelle, parce que responsable d’un changement dans
l’activité, semble initier un phénomène de “déliaison”. Celle-ci empêche
alors la construction d’un nouveau sens susceptible d’apporter une
réponse au malaise que vit Pierre. C’est dans ce sens que Weick a évoqué
l’idée que l’activité précède l’attribution de sens (Weick, 1995).
Celle-ci se reconstruit après le changement, ce qui nécessite une
période de “vide de sens” défavorisant le soutien de l’organisation face
à cette situation exténuante.
Proposition 6a: La situation d’adversité
extrême vécue par Pierre a fait suffisamment sens pour l’activation
d’un soutien de l’organisation.
Proposition 7b: la situation d’adversité
exténuante est suffisamment ambiguë pour favoriser une dé-liaison des
membres de l’organisation.
Tableau 2 : Conditions de ressources et contraintes à la résilience individualisée
L’étude de cas approfondie permet de
mettre à jours plusieurs unités d’analyses permettant d’étudier leurs
relations tout en conservant la complexité du réel (Strauss et Corbin,
1994). L’objectif n’est pas de proposer une généralisation statistique
difficile à obtenir en raison du caractère contextuel et qualitatif des
éléments. L’interprétation sert à proposer un cadre analytique novateur
(Yin, 2003). Nous proposons une modélisation (Figure 2) permettant une
lecture dynamique des éléments sélectionnés.
Figure 3 : Modélisation de la résilience organisée
Conclusion
Notre objectif est de mettre à jour le
phénomène de résilience individuelle entant que résultat encastré dans
un contexte d’entreprise. Les études en sciences des organisations ont
permis d’élaborer un nombre important de modèles pour expliquer les
conséquences négatives du travail. Il existe moins de modèles permettant
d’expliquer les phénomènes organisationnels positifs. Nous avons tenté
de garder un décryptage exploratoire équilibré permettant d’appréhender
les conditions favorables et défavorables à la résilience. Dans cette
discussion, nous voudrions aborder les implications pratiques de ce
travail de recherche puis les implications théoriques avant de terminer
par les limites actuelles et ouvertures de notre recherche.
Implications pratiques
Favoriser la résilience passe par
plusieurs niveauxet l’on peut se demander comment l’entreprise peut
gérer et piloter ce phénomène. Nous allons essayer de proposer des
pistes d’actions faisant échos aux résultats de ce cas. Ces différentes
pistes devront naturellement faire l’objet d’un approfondissement.
Concernant les valeurs, c’est à l’équipe
dirigeante de prendre du recul sur l’impact que les valeurs peuvent
avoir sur les comportements de leurs collaborateurs. Dans cet exemple,
nous observons que les valeurs peuvent être implicites ou explicites.
Une bonne manière de les expliciter est d’observer un certain nombre de
comportements et de se demander ce qu’ils indiquent en terme de valeurs.
Ce travail pourrait s’effectuer entre une équipe de chercheurs et
l’équipe dirigeante. L’un des objectifs de ce type de recherche
évaluative serait de déterminer les valeurs positives implicites afin
deles « institutionnaliser ». Concernant les routines il paraît
important que les équipes RH mettent en place un système qui permet la
continuité entre les générations. Le risque d’une rupture brutale est
d’engendrer des sous-groupes dont l’identité repose sur la défense de
routines. Un bon moyen serait par exemple d’instaurer du tutorat entre
ancienne et nouvelle génération. Le management a également un rôle
important à jouer. L’objectif fixé par le management va amener son
équipe à percevoir des émotions positives ou négatives conduisant ou pas
à de la coopération. La manière dont ces objectifs sont fixés est
également fondamentale. Depuis, les années 1990, un nombre important
d’entreprises ont mis en place des programmes de formation dans
lesquelles les dimensions émotionnelles sont abordées afin de favoriser
un mode de leadership qualifié de « soft ». Cette étude cas confirme
qu’une entreprise voulant favoriser l’épanouissement de ses
collaborateurs doit investir des ressources importantes pour développer
les managers d’un point de vu comportemental afin de s’assurer d’un haut
niveau de professionnalisme sur leur leadership.
Implications théoriques
Le modèle de la résilience contribue en
premier lieu aux théories de l’adaptation. Dans un monde de plus en plus
complexe, nous avons besoin de mieux comprendre la manière dont
l’organisation favorise ou non l’adaptation (Tsui et Asford, 1994). La
résilience permet d’aborder cette question en faisant le lien entre un
individu et son contexte, ce qui évite une vision trop statique et
normative de l’adaptation. Ce modèle permet également de conceptualiser
l’adaptation comme une construction sociale plutôt qu’un simple trait
psychologique. Cette conception contient en elle-même la possibilité du
développement et/ou du renforcement de la résilience. Cooperrider
(2006)[6]
insiste sur l’idée « that human systems move in the direction of the
questions we ask » (p.21). Un questionnement positif peut selon cet
auteur encourager l’organisation dans le développement de ses forces et
éviter une focalisation excessive sur ses faiblesses.
Notre travail rappelle par ailleurs le
rôle central des relations sociales dans le développement d’un individu.
Les relations sont au centre et à la périphérie de la vie
organisationnelle. Elles permettent donc une compréhension profonde de
l’organisation. Le paradigme dominant de l’échange social n’explique que
la circulation de ressources existantes. La résilience se réfère au
maintient d’un ajustement positif dans des conditions extrêmes ou
exténuantes. Cela se réfère à deux conséquences : faire bien et faire
mieux que bien. Le modèle de l’organisant de la résilience individuelle
induit que les relations permettent la création d’un phénomène positif.
Ce « regard » permet également d’aborder la dimension symbolique et
institutionnalisée de la relation, c’est à dire son interaction avec le
contexte et la culture.
Ainsi, la résilience est facilitée par
un cercle positif de relations s’inscrivant entant que système
symbolique et médiatisant le fonctionnement de l’organisation
(sensmaking). La souplesse de l’organisant passe par une capacité
dialectique forte médiatisée notamment par le management de proximité.
Comme le précise Calori (2002) : « dans la plupart des entreprises, la
probabilité d’un consensus spontané entre les acteurs sur une question
nouvelle est relativement faible (à moins que l’entreprise ait déjà
parfaitement imprimé son code dans les cerveaux de tous ses membres).
Alors le débat dialectique devient une source d’apprentissage de
nouvelles idées et de coordination d’actions nouvelles (irréalisables
selon les routines déjà instituées). Dans les cas extrêmes, sans
contradiction (sans dissension), l’entreprise coure le risque d’Icare
(Miller 1990) : une dégénérescence progressive résultant d’une pensée
collective homogène, inspirée des recettes des succès passés que l’on ne
remet pas en question. » (p. 200).
La résilience est un processus de
développement positif, c’est à dire une compétence dont le développement
n’est pas linéaire et fixe. Comme l’indique le terme « organisant »,
elle s’entretient et se développe au fur et à mesure de l’émergence de
nouvelles situations et de la diversité individuelle. Cette perspective
développementale implique la présence de ressources latentes pouvant
être activées au moment opportun. C’est un processus non seulement
adaptatif mais aussi de préparation à l’adversité. La résilience est
donc un processus ayant vocation à être développé de manière proactive
et qui se développe à travers la diversité des événements, qu’ils soient
mineurs ou majeurs.
Limites et ouvertures
La notion de résilience présuppose
l’exposition à une situation à risque, ce qui nécessite de déterminer la
nature du risque afin de pouvoir conclure à la récurrence du phénomène.
Or la méthode de cas unique permet d’étudier le risque actualisé mais
ne permet pas de faire des inférences par rapport à un risque
statistique. Il conviendra donc dans le futur de développer des études
multicas suivis sur une durée suffisante pour établir des inférences
statistiques. Nos futures recherches pourraient utiliser également des
questionnaires concernant des issues telles que la créativité et
la santé au travail afin d’établir un lien entre la résilience
individuelle et des issues positives. Par exemple, Smith et coll (2002)
ont montré que le dynamisme organisationnel (lien employéeorganisation,
respect, équité, absence de discrimination, …) contribue à la santé des
salariés.
Il serait également indispensable
d’établir la contribution de l’individu dans sa résilience
professionnelle en intégrant un ensemble de dimensions psychologiques.
Il serait par exemple intéressant de lier les dimensions de la
psychologie positive avec un questionnaire de résilience perçue,
développé sur le modèle des questionnaires de stress et de coping. La
création d’un tel questionnaire permettrait d’étudier les conséquences
de la résilience sur la santé des individus au travail (Bartley et
Robitschneck, 2000).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire