jeudi 20 février 2014

Management Post 13 : "Management presse-citron"


 Le surmenage professionnel bouscule la vie privée et menace l'équilibre psychologique. Pourtant, n'est-ce pas là la conséquence d'un « management presse-citron » qui s'impose à toutes les échelles de l'entreprise ? Dès lors, comment rompre avec cette spirale infernale ? Témoignages de travailleurs débordés et de spécialistes de ces situations à risque.
Vingt-deux heures, un soir de semaine sur le parvis de la défense, les derniers salariés se précipitent anxieusement vers la bouche du métro. Au milieu de cet empire du travail, des bureaux restent illuminés, ici solitaires et éparpillés, là bas regroupés, étages élevés des responsabilités et du travail débridé. A cette heure tardive, il est difficile d'interroger ces hommes pressés sur les conditions de travail des cadres, elles sont peu à se livrer sur le stress et l'impact sur la vie personnelle des horaires à rallonge.
Évoquez les 35 heures, et vous ne recueillerez que sourires amusés ou sarcasmes amères. En France, selon l'Institut supérieur du travail, les cadres travaillent en moyenne 48 heures par semaine. D'après une enquête de la CFDT-Cadre de janvier 2013, près d'un cadre sur quatre (24%) déclarait travailler plus de dix heures par jour, et environ les deux tiers des cadres jugeaint l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée « globalement insatisfaisant ».
Pensée pour assurer la flexibilité du travail dans des conditions exceptionnelles, la surcharge de travail des cadres se généralise dans la banalité de la crise, transformant les salariés en forcenés du travail, mi-soumis, mi-ambitieux dans l'espoir de lendemains plus confortables.
Pour Matthieu, diplômé d'école de commerce et apprenti analyste financier : « Un stagiaire ne peut légalement dépasser les 35 heures par semaine, mais les managers nous mettent la pression pour voir notre capacité à encaisser le stress et des horaires importants. Il faut être fort psychologiquement et capable de faire des sacrifices pour son travail, c'est ce que veulent voir les employeurs durant le stage, ça évite aussi les problèmes plus tard en écartant les moins solides... »
Un « management presse-citron »
Une étude du cabinet Technologia publiée le 22 janvier 2014, affirme que 12,6% des travailleurs intérogés encouraient un risque de burn out selon les critères du cabinet, un taux grimpant à 19% chez les cadres, dirigeants et libéraux, atteignant même 23,5% chez les agriculteurs. Le cabinet indique qu' « un groupe de travail sur les pathologies professionnelles, mandaté par le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT), situe le burn out à la frontière de trois pathologies précises, la dépression d’épuisement professionnel, l’état de stress répétés conduisant à une situation traumatique et l’anxiété généralisée. »
Le cabinet technologia a ainsi lancé un appel aux côtés de médecins, syndicalistes et travailleurs pour « la reconnaissance du syndrome d'épuisement au tableau des maladies professionnelles », comme dans certains pays européens. Néanmoins, le phénomène est toujours à l'étude, afin d'en définir des critères peut-être plus stricts que ceux proposés par le cabinet Technologia, dont une partie du business repose sur le conseil aux entreprises sur ce genre de situation à risque.
Pour Stéphanie Lecocq, directrice d’études à l'Institut supérieur du travail (IST), une tendance de fond se dégage de notre époque : « depuis 2008, on assiste à un élargissement des conditions de travail des cadres à des catégories qui ne bénéficient pas des avantages du statut ou d'un salaire équivalent, en particulier cette nouvelle population de "petits managers" responsables d'assurer l'exécution des objectifs de performance et le contrôle des résultats. C'est justement ce « management presse-citron » par les chiffres et par le stress apparu depuis une dizaine d'années qui mène les équipes salariales vers des problématiques de risques psycho sociaux de plus en plus lourdes (dépression, épuisement, burn out et parfois suicide). » Quelque soit le statut donc, il y a une déconnexion de plus en plus importante entre temps de travail, rétribution et valorisation du salarié au sein de l'entreprise.
Dans un contexte de mise en concurrence accrue tant au sein de l'entreprise, qu'entre actifs et chômeurs, chacun doit donner le meilleur de soi, et même un peu plus. Charles, 33 ans, conseiller en ressources humaines, estime qu' « on s'accoutume à subir ce qui devrait nous paraître anormal », le refoulement des émotions ouvrant la voie vers ce que toutes les victimes de surmenage décrivent : un lent glissement vers un épuisement physique et moral, vers un repli sur soi.
D'autres, comme Damien, avocat d'affaires de 29 ans affichant « régulièrement 80 heures/semaine », préfèrent se considérer « chanceux » au regard d'autres collègues ou amis, évoquant « la mésaventure de son co-bureau » : « On s'est rendu compte qu'il y avait un soucis quand il a arrêté de prendre ses pauses déjeuner... Son référent direct était l'un des associés, le plus dur, il le convoquait et en off - il n'y a aucun email pour le confirmer bien sûr - il lui réclamait de facturer 11 à 12 heures de travail quotidien aux clients. Pour tenir un objectif pareil, tu dois passer au moins 15 heures derrière ton bureau, c'est juste intenable... Il a fini par craquer. A son retour, il n'a jamais été entendu par la DRH et son responsable lui a fait comprendre "qu'il repartait de zéro ", il lui donnait des taches dignes d'un stagiaire.»
« Une absence de réflexion collective »
Fabienne Picon, déléguée syndicale de la CFDT Cadre dans les Hauts de Seine, confirme qu' « il y a de grandes difficultés des salariés à poser des limites face à une organisation managériale optimisée sur la généralisation de la surcharge de travail. Quand on essaye de parler de souffrance au travail chez les cadres, on s’aperçoit qu'il y a une absence de réflexion collective sur ces questions, la surcharge de travail est considérée comme une situation normale pour un cadre, les aspects liés à la santé et à la détresse sont complètement évacués. » La disparition de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment à cause des nouvelles technologies (smartphone et ordinateur portable), pose problème. De même, les exigences de disponibilité permanente envers les clients, ont eu un impact direct sur la réduction du « temps de repos », pourtant considérée comme un droit universel du travailleur.
L'analyse se partage également entre des causes organisationnelles et d'autres relevant de l'ambition personnelle. En France, « le présentéisme », le fait de s'attarder au bureau plus que de nécessaire, reste un point central dans l'évaluation du salarié, plus encore que sa productivité. Derrière ce phénomène, c'est aussi « un problème d'égalité homme-femme » rappelle la déléguée syndicale CFDT : « les femmes avec des enfants ne peuvent pas s'attarder au bureau, ce sont principalement des hommes qui restent. Or beaucoup de carrières se font après 20 heures le soir, des réseaux de solidarité se créer, on a le temps de glisser un mot à la direction au détour d'un couloir... »
Pour ces jeunes travailleurs, quelles solutions pour se défendre sans prendre le « risque de se griller » ? Pour Matthieu, croisé un soir à la défense, l'ironie semble le seul constat « comment voulez vous qu'on fasse entendre nos intérêts ? Si demain, on s'organisait pour manifester, personne ne viendrait ! Tout le monde répondrait qu'il a trop de travail pour ça ! »
Pour Stéphanie Lecocq, juriste pour l'Institut supérieur du travail « si je devais donner un conseil aux salariés : d'abord, c'est d'en parler, soit à son manager, soit de consulter son délégué du personnel pour se faire conseiller. Il existe également de bons sites internet pour se renseigner sur ses droits. » L'attaque serait-elle encore la meilleure défense ? « Il faut lire attentivement son contrat de travail, car rien n'impose de répondre aux sollicitations managériales abusives » conseille la juriste, ajoutant que c'est malheureusement « encore à force de justice et d'arrêts rendus que les choses changent, les amendes sont suffisamment lourdes pour être dissuasives en cas de requalification du contrat par un juge prud'homal. »
Le bien-être au travail et vie privée
Au delà du cadre légal, les « boureaux de travail » sont parfois aussi leur propre victime, soulevant le voile d'une souffrance psychologique dissimulée par ces boulimiques du boulot, ces « workaholics » comme les nomment les anglosaxons. Face à ce sur-engagement émotionnel dans la vie professionnelle, en l'absence de structure d'écoute ou de conseil approprié au sein de l'entreprise, une certaine individualisation de la gestion du risque psychologique se développe à travers le recours à des professionnels de la santé, des coachs ou encore le développement des philosophies du « bien être ».
Pour Estelle Boutan, 40 ans et désormais reconvertie dans la coaching professionnel après une période de surmenage, « par expérience, quand on parle de burn out, il faut comprendre que c'est le corps qui parle là où l'esprit s'acharne à trouver des justifications rationnelles. Pour éviter d'en arriver à ce stade, il faut d'abord être attentif aux signaux d'alarme (insomnies, stress, douleurs chroniques...), le corps ne ment pas. D'un point de vue psychologique, il y a aussi une déshumanisation des rapports sociaux et une déconnexion des émotions, l'entourage est souvent le premier à s'en rendre compte. Face à ces signaux, il faut éviter l'isolement, sortir du cadre de l'entreprise et garder des activités sociales pour renouer avec des expériences de vie positives, c'est primordial ! »
Une dimension qui n'échappe pas au monde de l'entreprise puisque le Medef soulignait dans un rapport que « le développement personnel des collaborateurs » devient un « levier de performance de l’ entreprise ». Certaines « entreprises émotionnellement intelligentes » s'attardent désormais sur « le bien-être au travail » et, de plus en plus, dans le « hors-travail », s'imissant dans les problèmes domestiques, veillant au bon équilibre du salarié pour en garantir la productivité. Un phénomène qui ne vas pas sans questionner le respect de la vie privée et l’extension générale de la sphère du travail aux aspects les plus intimes, que ce soit dans les relations familiales ou l'équilibre personnel. Vivement l'ère des robots, que tous ces tracas humains soient du passé...

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