Traditionnellement, les entreprises scrutent leur taux d'absentéisme: il serait, paraît-il, un bon indicateur de la qualité des conditions –et de la vie– au travail. En réalité, avoir des salariés trop présents n'est pas forcément une bonne chose!
Gagner
sa vie, s'épanouir, nouer des relations sociales, voire échapper aux
contraintes domestiques: on connaît tous de bonnes raisons pour
travailler. Et de tout aussi valables pour rester chez soi: maladie,
dépression, deuil, mal-être au bureau... Et pourtant: le taux d'absentéisme varie entre pays, entreprises et
populations pourtant a priori similaire. Sans que rien, concrètement, ne
semble le justifier. Les Danois, ou les Finlandais, par exemple, que
l'on présente pourtant comme en bonne santé et plutôt heureux, sont des
champions des jours d'absence.Et ce, alors que certains, qu'ils soient grippés, esquintés, munis
d'attelles ou de béquilles, en pleine dépression voire en traitement
pour maladie grave, continuent à se rendre au travail, parfois même
contre l'avis de la gent médicale. Au point d'interroger les sociologues
du travail, dont deux, à quelques mois d'intervalles, s'interrogent sur
ce que l'un d'eux nomme «l'énigme de la présence». Car pourquoi sommes-nous parfois «absents» et parfois «surprésents»?
Les deux notions, du reste, ne sont pas du tout antinomiques:
l'absentéisme et le surprésentéisme révèlent parfois, d'une façon
différente, des réalités assez proches. Thierry Rousseau, sociologue du travail de l'Anact –l'association
nationale pour l'amélioration des conditions de travail– a choisi de
s'intéresser à l'absentéisme dans son ouvrage Absentéisme et conditions de travail: l'énigme de la présence.
L'absence est une énigme, la présence aussi
Si la présence constitue pour lui une «énigme», c'est bien que
l'absentéisme ne s'explique pas seulement par des causes objectives ou
mécaniques. Il ne s'agit pas, pour lui, d'une décision totalement
volontaire du salarié comme certains se plaisent à le répéter. Autrement
dit, celui-ci effectuerait un arbitrage entre temps de travail et temps
libre; vaut-il mieux, aujourd'hui, profiter de mon rhume pour me la
couler douce, ou me montrer au travail? L'absentéisme ne s'expliquerait
pas plus totalement par des conditions de travail spécifiques (postures
délicates par exemple) interdisant temporairement au salarié de
travailler. Non, l'absentéisme serait plutôt un indicateur «composite» comme il
en existe en économie: il reflèterait différents facteurs, allant de la
maladie aux accidents du travail, en passant par le mal-être au travail,
ou des relations délicates entre la sphère privée et celle du travail. Intervenant fréquemment en entreprises, Thierry Rousseau illustre la
nature complexe du phénomène à partir de divers exemples. Avec, in fine,
quelques pistes de diagnostic: car l'absentéisme est avant tout une
construction sociale, et il est indispensable d'aller au-delà des
indicateurs traditionnels pour le cerner, et le combattre. D'autant qu'à lutter «bêtement» contre l'absentéisme –en instaurant
des primes aux présentéistes par exemple–, on ne résoud aucun problème:
l'absentéisme se transforme alors en un surprésentéisme encore plus
pernicieux. Car, note Thierry Rousseau, «le présentéisme brouille le signal qu'envoie l'absentéisme». Le surprésentéisme, ses causes et ses dangers, tel est justement le thème de l'ouvrage de Denis Monneuse, lui aussi sociologue du travail: Le surprésentéisme. Travailler malgré la maladie. Si l'absentéisme se calcule, le surprésentéisme, lui, reste largement
invisible et ignoré des statistiques, même si quelques enquêtes
commencent à être menées, notamment la dernière enquête européenne sur les conditions de travail réalisée par la fondation de Dublin en 2010.
Le surprésentéisme a une définition simple: être trop présent,
c'est-à-dire alors même qu'on ne devrait légitimement pas l'être. La
définition, bien entendu, couvre des réalités diverses, de l'employé
grippé qui se rend au bureau au cadre en souffrance au travail et qui
continue pendant des mois de serrer les dents. Le présentéisme a de nombreuses relations avec l'absentéisme:
parfois, les deux phénomènes vont de pair. C'est un malade chronique,
souffrant pas exemple d'un TMS (trouble musculosquelettique) handicapant
mais qui juge qu'il ne peut s'absenter trop souvent au risque d'en
subir des conséquences professionnelles. A l'inverse, le suprésentéisme
peut causer des burn-outs, ou aggraver des états de santé déjà médiocres
et provoquer un absentéisme de longue durée.
Un salarié surprésent n'est pas forcément un cadeau pour les employeurs
Les surprésentéistes se recrutent un peu partout: bien sûr, il s'agit
d'abord, en proportion du moins, des cadres qui, à la fois parce qu'ils
peuvent aménager leur charge de travail plus facilement qu'un
travailleur posté, et parce que leur absence est souvent mal vue, en
font régulièrement trop. Des médecins, champions toutes catégories du
phénomène, des travailleurs indépendants, qui ne peuvent cesser le
travail sous peine de voir leur chiffre d'affaires réduit à zéro. Mais
les travailleurs précaires sont loin d'être épargnés: s'absenter,
lorsqu'on lutte pour décrocher un vrai travail, n'est guère un plus!
D'autant que l'absence coûte financièrement cher. Mais comme l'absentéisme, le surprésentéisme est surtout le reflet
d'une ambiance d'entreprise, qu'elle soit bonne ou mauvaise d'ailleurs:
plus la pression sera forte et les relations hiérarchiques mauvaises et
plus le surprésentéisme risque d'être élevé. Mais à l'inverse, ceux qui
travaillent dans des équipes soudées chercheront à oublier leurs petits
maux pour ne pas surcharger leurs camarades. Difficile donc d'analyser
le phénomène sans se pencher finement dans la réalité de chaque
entreprise. Peur d'être remplacé, de ne pas progresser, d'être mis à l'écart, de
surcharger ses collègues, d'accumuler trop de travail en retard... les
raisons de venir au travail malgré la maladie sont multiples. Et
l'ampleur du phénomène mal connue. Au Québec, où les enquêtes sont assez
nombreuses, 40% des travailleurs ont été surprésents entre un et dix
jours par an, 14% plus de dix jours, soit en moyenne 8 à 10 jours par an
et par salarié. 40% des Européens ont travaillé au moins un jour dans
l'année alors qu'ils étaient malades, ce taux atteignant 48% pour la
France. Si le phénomène peut être nocif pour la santé des salariés, les chefs
d'entreprises feraient mieux, eux aussi, de le prendre au sérieux. Car
un salarié surprésent peut, bien souvent, ne pas être aussi productif et
ne pas effectuer un travail d'aussi bonne qualité. Et il peut, au
final, tomber encore plus gravement malade, ou s'aigrir contre une
entreprise dans laquelle il se sent obligé de venir travailler. Selon certaines études, le surprésentéisme lié à des problèmes de
santé mentale coûterait 5 fois plus que l'absentéisme que ceux-ci
génèrent. Au Québec, on a évalué que le coût du surprésentéisme –quelle
qu'en soit la raison– reviendrait à deux ou trois fois celui de
l'absentéisme. Bref, il ne serait nullement absurde de suivre quelques signaux
avertisseurs du phénomène: état de santé apparent des salariés, prise
récurrente de médicaments, perte de confiance en soi au travail, taux
d'absentéisme maladie anormalement bas, jours de congés non pris, baisse
de productivité, etc.Il s'agit aussi de ne plus considérer la maladie comme un tabou au
travail, pour que chacun se sente le droit au repos lorsque c'est
médicalement nécessaire. Et d'envisager des alternatives au
surprésentéisme: réduction temporaire de la charge de travail, travail à
domicile pour certaines pathologies, etc.L'ouvrage de Monneuse, en tous cas, ouvre un nouveau regard sur la
santé en entreprise que le seul indicateur de l'absentéisme, décidément,
ne suffit pas à analyser.
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